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À la conquête de l’espace intérieur

Je suis dans un rabaska sur le réservoir de la Manicouagan avec dix autres personnes que je commence à connaître à peine. C’est notre première virée de pratique sur le plan d’eau. Il n’y a pas un brin de vent. L’eau est calme comme une piscine olympique à deux heures du matin. Je me mets à imaginer cet endroit il y a des millions d’années, ou peut-être même des milliards, quand une météorite géante a percuté l’endroit exact où nous naviguons. Une météorite assez grosse pour créer un cratère de près de 60 kilomètres de diamètre.

Frédéric, un des guides, nous a raconté qu’avant les années soixante, les géographes ne connaissaient même pas l’existence de ce cratère. « L’astroblème » comme dit Fred. Lorsqu’ils ont construit le barrage de Manic V, tout le monde a été surpris de voir apparaitre un réservoir presque parfaitement rond. C’est là qu’ils ont réalisé que la région a déjà été le théâtre d’un impact titanesque, loin dans la nuit des temps.

Je me sens toute petite dans cette immensité. Petite dans cette éternité. Je repense à mes journées en salle de chimio. Mes passages dans le tunnel de la résonnance magnétique. Mon sommeil artificiel en salle d’opération. Puis je regarde tout ceci avec une nouvelle perspective, à l’ombre de la météorite de la Manicouagan.

Mario, au beau milieu du plan d’eau, nous a fait prendre une pause, les deux rabaskas côte à côte, le temps de fermer les yeux et d’écouter, de respirer, de changer de rythme. Inspire. Expire.

L’eau qui clapote. Un oiseau qui passe au-dessus de nous. Ma respiration qui s’apaise. Mon corps qui se détend.

Juste l’essentiel.

Juste être dehors.

Mario avec sa solide confiance en la vie. C’est lui qui était là, il y a 25 ans, pour les premières expéditions de la fondation. Ça me rassure de le voir assis dans la même embarcation que moi.

Je sens aussi une force en moi qui se réveille. J’ai levé le rabaska avec les autres pour le mettre à l’eau. Chacun de mes coups de pagaie a servi à faire avancer l’embarcation. Je me suis organisée, j’ai fait mes bagages : mon sac de jour; mon sac de soir et le sac pour la fin de l’expédition.

Et, quand j’y pense, j’ai aussi eu la force de passer à travers les effets secondaires des traitements. J’ai eu la patience nécessaire pour les salles d’attente. J’ai aussi de l’indulgence pour les professionnels parfois débordés. Je suis allée de l’avant. J’ai persévéré.

Je suis peut-être toute petite dans l’immensité, mais il y a en moi une force que je n’imaginais pas. Une force qui va me faire traverser le réservoir sur plus de 80 km. Une force qui, multipliée par celles des autres qui m’entourent, pourrait me faire traverser le Canada en Rabaska, comme ces « Voyageurs » que nous a présentés Catherine dans un court film de l’ONF. Ces hommes qui traversaient le pays au péril de leur vie au début de la colonie.

Puis, dans le cercle que nous avons formé en fin de soirée, cercle rond comme le réservoir de la Manicouagan, nous avons partagé nos objectifs pour le voyage. Ça m’a frappé d’entendre les autres partager les mêmes inquiétudes, les mêmes angoisses que les miennes. Au-delà du cancer, nous avons beaucoup de points en communs.

Je suis peut-être toute petite dans l’immensité, mais à la gang on est plus forts! Tassez-vous les mouches noires : demain on prend le large pour vrai. On s’enfonce dans la nature.

Et je m’en vais à la conquête de moi-même!